Par Fabienne GOUX-BAUDIMENT

La Grande Transition

Rarement, dans l'histoire de l'Humanité, les enjeux ont été aussi élevés. Non seulement parce qu'ils touchent un nombre croissant de personnes, du chômage des jeunes à la dégradation de l'environnement, de la transition énergétique à la restauration des économies post-crises. Mais surtout parce que nous vivons un moment très particulier de l'histoire de l'Humanité : l'une de ses Grandes Transitions (analogue, par exemple, au passage du nomadisme à la sédentarité) qui risque de laisser sur le bord du chemin de nombreuses entités : individus, organisations, institutions, secteurs d'activité…

 

La volatilité, l'incertitude, la complexité et l'ambiguïté (VUCA[1]) caractérisent particulièrement cette époque d'affrontement entre un monde ancien qui s'effondre mais résiste, et un monde nouveau qui émerge mais peine à s'imposer. Pour traverser cette turbulence, de nouvelles manières de faire, penser, s'organiser, produire, distribuer... doivent être élaborées et expérimentées, sur fond de digitalisation. Mais où faire porter l'effort, à quel rythme ? 

 

Car une telle transition globale, qui concerne l'ensemble des populations, pays et cultures, impose de multiples transformations que les mentalités et les structures installées peinent à effectuer, parfois même simplement à envisager.

 

Or la prospective est particulièrement bien armée pour contribuer positivement à cet effort, non seulement sur le plan intellectuel (pensée systémique, approche de la complexité, synthèse transversale, credo humaniste) mais aussi de manière très concrète en s'articulant à l'innovation et à la gestion de projet, en élaborant de nouvelles perspectives opérationnelles, en contribuant à l'anticipation et au management des risques et à la mise en œuvre de solutions innovantes et résilientes.

La prospective

Discipline née dans les années 1950, à la fois en France et aux Etats-Unis, la prospective vise à réorganiser le présent pour préparer l'avenir, à partir de l'étude des dynamiques de transformation.

 

Son objet est double. D'une part, la prospective exploratoire vise à anticiper les changements à venir, en évaluant leurs différents impacts ainsi que les risques et les opportunités qu'ils recèlent et, d'autre part, la prospective normative cherche, au moyen notamment de la concertation, à définir les futurs souhaitables (pour une organisation ou un territoire) et à mettre en œuvre le changement choisi. Au cours du demi-siècle écoulé, la prospective a évolué conformément aux besoins de ses utilisateurs : elle mixte aujourd'hui l'exploratoire et le normatif au profit d'une posture stratégique vis-à-vis du futur, c'est-à-dire une posture de choix et de responsabilité.

 

Rarement autant qu'aujourd'hui, les prospectivistes qui enseignent cette discipline — particulièrement riche et féconde en concepts, méthodes et pratiques dans le monde entier— n'ont rencontré un tel engouement des jeunes générations pour une manière de penser multidisciplinaire qui correspond mieux à leurs attentes et aspirations. Cependant, tandis que jamais on n'a autant parlé de prospective dans le monde, les impératifs du court terme, d'une part, et la méconnaissance de la discipline, d'autre part, expliquent la faible diffusion de sa connaissance et de sa pratique. Dans les universités, les grands pionniers de la prospective ont déjà commencé à abandonner le terrain (décès ou retraite[2]) et la plupart d'entre eux n'ont pas de successeurs, notamment du fait des nouvelles politiques de gestion des universités, happées elles-aussi par la concurrence mondiale et la réduction des financements publics. 

 

Ainsi, alors que le besoin de prospective se fait de plus en plus pressant, la connaissance prospective se fait de plus en plus rare. Il devient urgent de relancer la sensibilisation, l'enseignement, la recherche et la pratique de la prospective dans le monde, faute de voir disparaître une compétence plus que jamais nécessaire pour faire face aux défis actuels et à venir.

L'importance de la prospective dans les Caraïbes

Trois enjeux communs menacent plus particulièrement l’avenir de l’espace caraïbe, d’Haïti à la Martinique :

  • les impacts négatifs du changement climatique[3] : hausse des températures, périodes prolongées de sécheresse, élévation du niveau de la mer, augmentation de la fréquence et de l'intensité des tempêtes…
  • la dégradation des biomes océaniques et iliens (réduction de la biodiversité, acidification de l’océan, disparition des terres arables), consécutive à une excessive empreinte écologique et à la pollution (algues sargasses, déchets plastiques et polystyrène notamment) ;
  • un développement socio-économique endogène trop faible pour gérer à la fois la croissance de la population, la dégradation des ressources et l’altération climatique[4]. La disparité de niveau de vie entre les différentes îles des Caraïbes peine à masquer le retour de la pauvreté, à l’issue d’une crise économique qui a fortement tassé la croissance mondiale. La modification des tendances touristiques constitue un risque élevé pour la région tandis que l’agriculture locale cherche encore son modèle.

La prospective peut contribuer à affronter ces trois enjeux, transversalement et spécifiquement, sous ses trois principales formes : la prospective territoriale, la prospective des organisations et la prospective globale.

 

Apport de la prospective territoriale

 

Un exercice de prospective territoriale[5] est une démarche participative mais aussi d'apprentissage de soi et des autres : en associant les principaux acteurs privés et publics à la réflexion prospective sur un territoire donné, il permet de créer à la fois une culture de dialogue et une réduction de l'asymétrie informationnelle entre les participants. Ainsi atteint-on deux objectifs politiques : un objectif de travail en commun entre des populations (de culture ou de milieux sociaux ou professionnels différents) et un objectif de démocratisation des enjeux et de leurs solutions, celle-ci passant par une meilleure connaissance, mieux expliquée et diffusée, des raisons susceptibles de motiver des nouveaux choix, modes de vie et comportements.

 

Faute de mener un tel exercice —qui peut avoir lieu à l'échelle régionale, départementale ou intercommunale— le développement d'une sensibilisation de la population constitue un atout alternatif en faveur de choix plus responsables au regard des problématiques actuelles. 

 

Apport de la prospective des organisations

 

La lutte contre la pauvreté ou la paupérisation passe aussi par le développement personnel[6], conduisant à des attitudes proactives, notamment entrepreneuriales et innovantes, et par le renforcement des performances des très petites entreprises (small businesses). On tend souvent à penser que l'innovation est forcément hi-tech alors qu'elle peut prendre le chemin détourné mais souvent très performant de l'innovation organisationnelle et/ou low-tech (jugaad[7]). Celle-ci nécessitant généralement moins de capitaux mais plus de perspicacité (ingéniosité versus connaissances), elle est particulièrement adaptée aux territoires démunis, que ce soit de manière durable (Haïti par ex.) ou post-crise (Saint-Martin par ex.).

 

La prospective des entreprises (business-oriented foresight), managériale ou stratégique[8], permet non seulement d'aider les hommes et femmes d'affaires à prendre conscience des enjeux à venir et à piloter leur entreprise en conséquence, mais aussi de préparer de futurs décideurs (haut-potentiels, étudiants) à affronter le monde des affaires en toute connaissance de cause des principaux phénomènes micro- et macro-économiques et de leurs impacts à moyen et long termes.

 

Dans les deux cas, il s'agit de sensibiliser, voire former, des populations à vocation entrepreneuriale et des décideurs à la prospective et aux principaux enjeux auxquels ils vont devoir faire face dans la région caraïbe, de manière à renforcer la résilience locale et la lutte contre la pauvreté par un développement économique adapté aux besoins locaux. 

 

Apport de la prospective globale, plus particulièrement en matière de management des risques majeurs

 

Qu'est-ce que la prospective globale ? Nous sommes habitués à raisonner par activité sectorielle ou par thème. Or certains défis aujourd'hui résistent à cette approche analytique verticale, tels que la raréfaction des ressources naturelles ou le changement climatique qui affectent quasiment l'ensemble des activités humaines, ou la multiforme évolution du travail (automatisation, freelancing). La prospective globale étudie ces phénomènes de manière horizontale, en prenant en compte leurs interactions, interdépendances et impacts multiples[9].

 

A ce titre, l'espace caraïbe présente la particularité d'être affecté dans son ensemble —quoique à des degrés différents— par la plupart de ces phénomènes globaux. Les impacts du changement climatique, par exemple, concernent déjà —et concerneront plus encore— aussi bien les îles que leur milieu pélagique, risquant d'accroître la pauvreté et les migrations des Caribéens. L'anticipation et la prévention des risques, le management de crise et le développement post-crise constituent dès lors une priorité essentielle pour cet ensemble, à laquelle la prospective globale offre une contribution significative[10].

 

Ainsi un exercice de prospective, par exemple sur la question globale du changement climatique, permettrait d'aborder tout à la fois les aspects sociaux, culturels, économiques, politiques, scientifiques, techniques et environnementaux de l'espace caribéen, ainsi que les politiques publiques de prévention et gestion des risques majeurs. Ou encore, une action plus concrète visant la mise en œuvre d'un plan de développement résilient d'une île dévastée par un ouragan, pourrait réunir l'ensemble des parties prenantes pour déterminer les nouvelles voies et modalités de ce développement.

La prospective en Outre-mer

Si la prospective, notamment territoriale, s'est remarquablement développée dans l’Hexagone, au point de devenir exemplaire au regard du reste du monde, force est de constater que l'Outre-mer n'a ni beaucoup bénéficié de ses travaux, ni développé une compétence spécifique en la matière.

 

Il est sans doute temps de combler cette lacune, avec pour double objectif :

  • De lancer immédiatement l'outre-mer caribéen sur une voie de développement nouvelle :
    • sur la base de l'économie X.0 qui inclue le développement digital des indépendants (gig economy), l'économie circulaire et de restauration, l'innovation jugaad et la R&D biomimétique, les nouvelles formes d'éducation (et de formation continue) ;
    • en créant des living labs relatifs aux problématiques locales, expérimentant des solutions de rupture.
  • De faire de l'Outre-mer caribéen un fer de lance susceptible de tirer le développement de tout l'espace caribéen :
    • en créant une chaire de prospective UNESCO à l'université de la Guadeloupe, destinée à terme, grâce à un enseignement innovant bilingue, à rayonner sur tout l'espace caraïbe, en formation initiale et continue et en formation de formateurs ;
    • en développant une forte compétence locale, qui pourra promouvoir les résultats obtenus (living labs, etc.) et venir en appui à tous les porteurs de projets caribéens (économie X.0).

 

C'est ce projet que proGective mûrit depuis une décennie, et que nous souhaitons porter désormais en partenariat avec Cap2030.

 

[2] Eleonora BARBIERI-MASINI (Univ. Grégorienne de Rome) ; Wendell BELL (Univ. De Stanford et Yale) ; James A. DATOR (Univ. de Manoa, Hawaï) ; Pentti MALASKA (Turku School of Economics, Finland), …

[5] Goux-Baudiment, Fabienne. Donner du futur aux territoires : Guide de prospective territoriale à l’usage des acteurs locaux. Lyon: CEREMA/CERTU, 2000.

[7] Radjou, Navi, Jaideep Prabhu, Simone Ahuja, et Jean-Joseph Boillot. Innovation Jugaad. Redevons ingénieux ! 1ʳᵉ éd. Paris: Diateino, 2013.

[8] Hines, Andy, et Peter Bishop, éd. Thinking about the Future: Guidelines for Strategic Foresight. 1st edition. Washington, DC: Social Technologies, 2007.

[10] proGective a contribué en ce sens aux travaux de l'IRES (collection PANORAMAS) : http://www.ires.ma/panorama-du-maroc-dans-le-monde/

 

 

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